L’analyse filmique selon JFTVoir est une chose, comprendre en est une autre. C’est dans cette différence que réside l’apport de Jean-François Tarnowski au monde du cinéma : il n’a pas seulement donné à voir mais aussi à comprendre le travail des grands réalisateurs. Et ce, grâce à une méthode d'analyse filmique qu’il a lui-même développée. Cette méthode comporte deux ingrédients : - l’analyse de mise en scène, - et l'analyse dramatique. Les deux sont indissolublement liées puisque la mise en scène a justement pour finalité la visée dramatique. Cette double analyse est réalisée plan par plan, de façon à rendre intelligible ce que l’on voit - et ressent - en tant que spectateur. Les analyses filmiques de Jean-François Tarnowski étaient des points forts de son enseignement. Il avait développé au plus haut degré l’art et la manière de faire parler les plans. Ces analyses, commentées par lui vidéo à l’appui, donnaient à ses cours un relief incomparable. Elles abondent également dans ses publications où elles sont accompagnées de photogrammes (images photos individuelles du film cinématographique). Dans son interview pour "Spekulum", JFT raconte de façon très vivante comment il s’est procuré pour la première fois les précieux rouleaux nécessaires au tirage des photogrammes de son article sur Frenzy (article publié en 1974). La référence est significative. Dans le célèbre livre d’entretien entre Hitchcock et Truffaut, on trouve en effet les prémisses de la méthode utilisée par Jean-François Tarnowski. D’une phrase, en introduction, Truffaut en donne au passage une amorce de justification : « Chaque plan d’un film, d’une durée de trois à dix secondes, est une information que l’on donne au public ». On a envie d’ajouter : chaque plan d’un film est une mine d’informations que l’on donne au public. Jean-François Tarnowski l'avait parfaitement compris. A partir du modèle établi par Hitchcock et Truffaut, il a en quelque sorte “théorisé” l’étude plan par plan suivant la grille d’analyse qui lui est propre, pour en faire une méthode d’investigation systématique et rigoureuse. Le premier extrait, reproduit ci-dessous, est un court passage de son article sur Frenzy. Il montre bien l'intérêt de la méthode. L'ensemble de l'article est consultable dans la page Publications. Le second extrait, plus long et plus général, est tiré de sa thèse publiée en 1987. Jean-François Tarnowski y expose - de façon très pédagogique - le principe du découpage et l'illustre par un exemple concret tiré de Vivement Dimanche !, le film de François Truffaut. Ces deux textes sont parmi ceux qui comptent le plus petit nombre de photogrammes : quatre seulement, alors que d'autres avoisinent ou dépassent la centaine ! Une autre analyse, publiée dans la revue Starfix est consacrée cette fois à un extrait de Duel. Elle est reproduite dans la page Publications. Avec Hitchcock, Truffaut et Spielberg, la boucle est ainsi bouclée sur les trois réalisateurs de prédilection de Jean-François Tarnowski. Extrait de l'article sur Frenzy (1974)[...]Un autre type d’apparition faisait également problème, dans Frenzy, comme poncif à déjouer : celle de l’étrangleur rencontrant sa prochaine victime. Traditionnellement, on résout le problème par l’acteur, en le faisant « jouer le méchant ». Ici, nous avons une très remarquable entrée de champ dans le champ qui donne le sentiment voulu, mais en évitant le poncif de l’acteur qui joue les « méchants ». En sortant du pub (ph. 11a), Babs s’avance vers la caméra devant laquelle elle s’immobilise en gros plan, occupant ainsi la plus grande partie de l’image (ph. 11b).
Dans l’arrière-plan, qui est flou (puisque l’opérateur fait le point sur le visage), un figurant traverse le champ sans qu’on le remarque précisément, mais en permettant ainsi au comédien qui interprète Rusk de prendre position derrière Babs sans être vu. Hitchcock coupe alors les ambiances, ce qui souligne les premières paroles de Rusk. Surprise (ph. 11c), Babs s’écarte dès qu’elle entend cette voix et sort du champ par la droite, laissant donc apparaître Rusk sur lequel l’opérateur refait le point (ph. 11d). On comprend, on pressent de cette manière, qu’elle sera la prochaine victime.
En règle générale, ce parti-pris de ne pas faire jouer l’acteur (aux deux sens du mot) est très caractéristique du travail d’Hitchcock pour ce problème de mise en scène que pose la situation d’une rencontre de personnages, soit qu’il faille donner le sentiment de la rencontre, soit simplement la justifier. [...] Le principe du découpage (extrait de la thèse de JFT)Un film se tourne petit bout par petit bout, c'est-à-dire plan par plan. Et ceci, pour d'évidentes raisons de commodité : il est en effet plus facile de maîtriser tous les paramètres du tournage de cette façon, plutôt que grand morceau par grand morceau. C'est un peu comme une maison que l'on construit brique par brique et non d'un seul tenant, ou encore comme une veste que l'on confectionne élément par élément, et non d'une seule pièce : si un défaut apparaît, on remplace la partie fautive et non la totalité. Si cette méthode présente un immense avantage, elle implique par contrecoup un redoutable problème : comment remettre ensemble tous les plans, sans que les "coupes" de l'un à l'autre se voient ? Dans le cas d'une maison, la solution est évidente : les briques sont recouvertes de plâtre et d'enduit, ce qui efface leur disparité. Même chose en ce qui concerne la veste : les coutures que l'on effectue sont cachées en étant mises à l'envers. Mais au cinéma, comment fait-on ? C'est là un réel problème [...] Du scénario au tournage, du tournage au montage et du montage au mixage, le grand principe unificateur semble être l'histoire racontée, le récit lui-même. Or il n'en est rien. Remettre des plans bout à bout, avec comme unique guide la chronologie est tout à fait insuffisant : un plan ne raccorde pas forcément avec le précédent parce qu'il en montre l'action suivante. Exemple : le petit matin d'un dormeur. Il se réveille en ouvrant les yeux, s'habille et boit son café. Si on filmait cela en trois plans : 1) le personnage allongé en train d'ouvrir les yeux, 2) le personnage debout en train de s'habiller, 3), le personnage assis dans sa cuisine en train de prendre le café, on ne pourrait pas, ou mal, raccorder ces trois plans entre eux. La "coupe" des raccords se verrait pour elle-même : ça sauterait désastreusement d'un plan à l'autre, comme un vieux disque rayé dont la mélodie serait systématiquement hachée, cassée. La continuité louperait la marche à chaque pas ! Et de la sorte, on percevrait, on sentirait lourdement, que le film grimpe marche par marche, plan par plan. Tandis qu'avec la pratique du "découpage", rien n'y paraît : malgré chaque dénivellation des différences de plans, le sentiment de la continuité est le plus fort. La raison en est simple : quand on "découpe", un plan ne raccorde plus seulement avec le précédent parce qu'il en est la suite, mais également d'un autre point de vue, celui des "solutions-raccords". Tout est là et on le détaillera longuement par la suite. Découper, c'est d'abord effacer la disparité initiale des plans, les concevoir comme pouvant être reliés les uns aux autres, par-delà leurs différences. Mais ce n'est pas tout. Car, à la vérité, unifier est la chose la plus facile du monde. Il suffit de réduire les écarts et d'ajouter un liant (solution-raccord). Les métaphores précédentes sont à cet égard plus que parlantes : diminuer l'espacement entre les briques et jointer, faire une couture très serrée et la mettre à l'envers. Ces exemples sont même presque trop explicites : ils induisent de la sorte une idée fausse et doivent être abandonnés. Un abandon éclairant car il faut concevoir le contraire de ce qu'ils suggèrent. La présence du liant, son existence et sa force servent non pas à supprimer les différences, mais à les creuser ! Ajoutons : en les masquant visuellement, en les "tenant" par sa prégnance perceptive. Pour qu'elles produisent alors un effet psycho-dramatique qui sera, en définitive, leur meilleure dissimulation. Nous avons donc là une opération double et dont le résultat constitue lui-même un troisième terme. Opération double : c'est le découpage proprement dit. 1. On travaille au niveau de la continuité, au niveau des facteurs de liaison et de ceux qui sont les plus prégnants visuellement : les solutions-raccords. 2. On travaille aussi, et contradictoirement, au niveau de la discontinuité, au niveau de la coupe et des antagonismes qu'elle peut créer, d'un plan à l'autre, selon les cinq déterminations techniques de ceux-ci (grosseur, angle-emplacement, fixité-mouvement, cadrage, éclairage). L'idée est au sens exact celle d'une dialectique, c'est-à-dire une union de contraires : avoir la solution-raccord la plus forte, pour avoir aussi et contradictoirement la coupe la plus forte. L'intérêt, c'est alors l'effet psychoaffectif, psycho-sensible résultant des discontinuités souterraines, très exactement leur retournement dramatique, c'est-à-dire leur conversion, leur transformation en impulsion, énergie ou impact émotionnels par rapport à leur conjoncture d'effectuation. Retournement : voici notre concept-clé. Un exemple concret (Vivement dimanche !)Développons cela sur un cas concret. Imaginons deux personnages, un homme et une femme, chacun assis dans un fauteuil. La femme est en train de vamper l'homme, mais ce petit intermède est bientôt interrompu par un coup de sonnette auquel ils vont répondre sans tarder. Cet exemple n'est pas tout à fait imaginaire : c'est une scène de Vivement dimanche !. Le déplacement que les personnages vont avoir à effectuer pour répondre au coup de sonnette justifie, en première approche, que l'on découpe la scène en deux plans. Ils vont changer de lieu, et pour que la caméra les suive, il est donc nécessaire de changer de plans. Mais attention : sans qu'on s'en aperçoive ! Quelle est la solution-raccord ? Le mouvement des deux personnages en train de se lever. Regardons bien : A) ils sont assis, A') ils commencent à se lever, B) ils continuent de se lever, B') ils sont prêts à répondre à la porte. De AA' à BB', on a changé de plan. Or qu'a vu le spectateur ? Rien ! Ou plutôt si : un mouvement de personnages et rien d'autre qu'un mouvement de personnages. Qu'y avait-il "derrière" ce mouvement de personnages ? Le raccord technique de deux plans. Et derrière ce raccord ? La variation de deux angles de prise de vue très différents : AA', la caméra est devant la femme, BB', la caméra est derrière elle. La caméra s'est donc littéralement déplacée en même temps qu'eux et cela, sans qu'on s'en rende compte. Mais ce n'est pas tout. Car ainsi, l'invisibilité du raccord n'est pas encore complète. Pourquoi ? C'est simple : tout raccord produit un effet, un impact, une impulsion sensible. Et cet effet serait gênant en lui-même s'il n'était par ailleurs utilisé et canalisé vers autre chose que lui-même. Au service de quoi se met-il, à quoi sert-il ? A la psychologie, à la fiction, à l'action, à la narration, bref, à l'histoire racontée. Dans notre exemple, le petit choc émanant du raccord-mouvement se répercute en "créant" littéralement la surprise et la gêne des personnages, au moment du coup de sonnette et dans la situation potentiellement érotique où ils sont. Ce raccord-mouvement n'est donc pas perçu en tant que tel, mais en tant que cette émotion, qu'il contribue lui-même à faire exister véritablement. Et ainsi, le raccord est rendu doublement invisible : - par le mouvement, sur le plan technique, - par l'émotion, l'affect, le sentiment, sur le plan dramatique. Combinez les deux et vous avez l'art du cinéma, la mise en scène cinématographique. Le summum dans notre exemple, c'est de boucler la boucle, c'est-à-dire de lier l'action et le raccord. Tout se tient. Le mouvement de personnages fait passer le raccord, et inversement, la différence des deux angles de prise de vue accentue "invisiblement" l'action. "Je te tiens, tu me tiens par la barbichette..." Le grand art du cinéma s'effectue au nez et à la barbe du spectateur qui ne fait rien d'autre que le ressentir. Il est "invisible" sous les yeux mêmes de celui qui regarde. Son principe est simple : le découpage "passe" non pas en tant que tel, mais en tant qu'émotion. C'est pourquoi le spectateur ne fait rien d'autre que le ressentir. Il ne faut donc pas chercher fondamentalement l'intelligence du cinéma au-delà de l'écran, derrière les caméras ou dans l'envers du décor, mais bien sur le devant même de la scène, là où il se cache justement le mieux. Résumons tout cela par un schéma pédagogique : A et B, ce sont les deux plans. Entre eux, le "cut" du raccord, la "saute" constitutive de la "coupe franche".
Que se passe-t-il chez le spectateur ? L'œil accroche plutôt à 1 qu'à 2, tandis que l'affect prend le relais et le dessus, glissant, lui, de 2 à 3. Sans la circonstance narrative où tout cela s'effectue, 2 serait peut-être perçu et "visible" en tant que tel. Tandis que présentement, il est en quelque sorte deux fois camouflé : par 1 d'abord et par 3 ensuite. L'appréhension glissant au niveau de l'œil, mais aussi et surtout de l'œil à l'affect : 2 est perçu non pas en tant que lui-même, mais en tant que 3, en tant que retourné. Concluons : le découpage, cela n'a donc que peu de rapport avec l'organisation totalisante et continuiste du film comme "tranches de temps et tranches d'espace" [...] C'est, au vrai sens, une dialectique dont l'intérêt est le retournement des déterminations techniques en effet émotionnel. Et l'art du cinéma, c'est donc bien l'utilisation, une certaine utilisation de la technique cinématographique. La technique cinématographique, cela consiste à faire des plans, à faire "entrer" des plans dans le film. Mais avec ces plans, "entrent" aussi les changements de plans et leurs différences (structurales et connexes). De gré ou de force. Autant que ce soit au gré de l'art, c'est-à-dire retourné. Retourné, c'est-à-dire mis "invisiblement" au service de l'émotion. Cette utilisation de la technique est dramatique, esthétique. Elle est très exactement ce qui détermine l'art du cinéma. Photos Frenzy et Vivement dimanche ! : tous droits réservés. |