Jean-François Tarnowski, théoricien du septième art
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JFT, Rencontre du troisième type


L'interview qui suit a été publiée en mars 1988, dans le n° 76 de Spekulum, la revue des élèves de l'Esra (École supérieure de réalisation audiovisuelle). Elle a été réalisée chez Jean-François Tarnowski, dans des lieux que David Brel décrit en introduction :

« Les murs sont envahis d'affichettes encadrées avec le plus grand soin. Au sol, une moquette couleur blanc cassé ; on s'essuie savamment les pieds. Et puis un piano, des tas d'objets hétéroclites : pour la plupart, des cadeaux d'amis, d'élèves...
On s'installe. Sur la table de verre, une bouteille de vodka "Tarnowski" et un jus d'orange "Hitchcock", des cacahuètes, un magnéto, des cassettes. »

Les corrections que nous avons apportées à cette « entreview » sont essentiellement typographiques. Les photos qui l'accompagnent ont été prises en avril 2005.

Couverture Spekulum
  1. Le bestiaire
  2. Un Tarno à la rue
  3. La Rabouilleuse
  4. Tarno au lycée
  5. Un élève épouvantable
  6. Tarno et l'armée
  7. Tarno à vingt ans
  8. Rencontres - E.T.
  9. L'écrit, le combat, les idées
  10. Tarno et Frenzy
  11. 1976, la rupture
  12. Tarno, el conquistador de España
  13. De la théorie à la pratique
  14. Le groupe Blanche Neige
  15. Tarno et Polanski
  16. Tarno et ses dadas
  17. Tarno et la BD
  18. Le karaté et Tarno
  19. Tarno et l'Esra
  20. En conclusion

  
JFT : Jean-François Tarnowski
SPK : Spekulum

Le bestiaire


JFT : Servez-vous le cocktail du cru : un doigt de vodka Tarnowski et le reste de jus d'orange "Hitchcock" ! Il ne nous manque plus que les pâtisseries de Mme Spielberg mère !...

SPK : Et on trouve ça dans le commerce ?

JFT : Oui ! bien sûr, moi je l'achète au Leclerc, on en trouve partout.

SPK : Dites-nous, chez vous c'est rempli de tas de choses (voir photo), on voit un Popeye avec King Kong sur ses épaules...

JFT : Oui, là c'est le coin des balaises ! Rambo, Rocky, King Kong, Popeye et moi avec mes deux médailles de karaté ! A coté, il y a aussi Chaplin pour le petit Kid...

SPK : Alors là, il y a le coin des... mélancoliques !? E.T., Yoda...

JFT : C'est plus compliqué. Il y a Diogène avec sa lanterne (objet très précieux offert par un ami comédien grec), entouré des deux robots, et Yoda ouvrant la marche.

D2R2 et C3PO

SPK : Les deux robots sont D2R2 et C3PO et vous alors, vous seriez Diogène ?

JFT : Vous interprétez ce que vous voulez...

SPK : E.T. est évidemment présent sous un maximum de formes.

JFT : Oui, un E.T. qui a le doigt qui clignote, c'est un cadeau d'un élève de l'Esra. Tout ça, ce sont des cadeaux d'amis.
Là, j'ai la poupée E.T., que j'ai un peu améliorée car je la trouvais un peu mièvre; alors il a une grenade, un pistolet, un badge "Psychose", des lunettes de relief, ça le rend plus psycho-killer !...

SPK : Il y a une plaque d'immatriculation bien étrange sur votre mur.

JFT : "1982 ET 01" ; c'est la première recette mondiale de E.T. dès sa sortie. J'ai eu beaucoup de mal à la faire faire car le type croyait que je voulais truander. J'ai aussi des verres E.T., cadeau d'un élève reçu à Louis Lumière; cette affiche (représentant Tarno en "Aventurier de l'Art perdu") est un de mes cadeaux préférés, d'un élève aujourd'hui à l'UCLA aux USA. Là, c'est Truffaut, ici Hitchcock et là-bas Spielberg, j'aime beaucoup cette photo (Spielberg en jeans et baskets, adossé à un mur).

SPK : Vous avez aussi une photo d'un bas-relief égyptien avec D2R2 et C3P0 ?

JFT : C'est dans Les Aventuriers de l'Arche perdue, ça ne soit pas mais ça y est, c'est un private joke : comme Steven m'aime bien, il me l'a envoyé (rires)…
Ah oui ! Appel d'offre à l'Esra, j'achète à prix d'or le tee-shirt E.T. Je souhaiterais me faire une photo-gag avec le tee-shirt E.T., le tout tenu par Hitchcock, comme dans les affiches de ses films…

SPK : On pourrait établir un triangle des vénérés : Hitchcock, Spielberg, Truffaut.

JFT : Sûr...

SPK : Vous avez aussi accroché une affiche des 400 Coups avec dans un coin une lettre manuscrite de Truffaut lui-même.

Lettre François Truffaut

JFT : C'est la dernière lettre de Truffaut, qu'il m'envoya avant sa mort.

SPK : Mais comment l'avez-vous rencontré ?!

JFT : Quand j'ai publié pour la première fois dans Positif en 74, il m'a écrit pour me dire « J'ai réellement apprécié votre article sur Frenzy et je crois que vous ne connaissez pas certains livres que j'ai. Si vous le souhaitez, je peux vous les communiquer, appelez-moi si vous le désirez », c'était gentil quoi !
Et je l'avais épaté parce que je n'avais pas voulu le rencontrer, il avait d'ailleurs plutôt bien compris, je lui ai dit au téléphone que j'aimais beaucoup son cinéma, mais que néanmoins je ne voulais pas l'embêter, que je prenais bonne note de sa lettre et que je viendrais pour le bon motif, c'est-à-dire avec un scénario sous le bras. Alors là, ça l'a complètement épaté : « Bravo, c'est tout à fait ça ! » m'a-t-il dit. Puis on a eu quelques contacts téléphoniques et on s'est vu enfin...
C'était un type sur lequel on pouvait compter, pour un premier film c'était important.
Alors cette lettre, c'est la dernière que j'ai reçue... et chose très bizarre, c'est une de ses rares manuscrites. D'habitude elles étaient tapées. Et puis, je n'ai pas très bien compris cette lettre, car avant je lui avais envoyé mon article sur les 400 Coups et je n'avais pas eu de nouvelles.
Je l'avais vu au mois d'août, il m'avait parlé de ses problèmes de santé et puis à Noël, je reçois ça : « « Cher JFT,... etc. » Tenez, si vous voulez la photocopier.
Après sa mort, ça a effectivement pris une valeur. J'aime beaucoup cette dernière lettre, c'est une sorte de lettre d'adieu quoi. C'est manuscrit, ce qui est très important car très amical...
Enfin voilà, c'est une histoire toute simple, il n'y a pas de mystère.

Un Tarno à la rue


SPK : Les 400 Coups ont l'air d'avoir compté pour vous. Êtes-vous un petit Doisnel ?

JFT : La rue a beaucoup compté pour moi, mon père était artisan commerçant maroquinier, la maroquinerie Tarnowski. J'habitais près du Cirque d'hiver, qui est un endroit où il y avait régulièrement des lions, des éléphants, du catch, des opéras populaires, etc.
J'étais tout môme, c'était fou. Il y avait de grands décors, des tigres, des princesses, puis à l'entracte, ils remplissaient la piste d'eau pour les crocodiles… le délire ! Je me souviens du catch avec L'Ange blanc, L'Homme au masque noir. On jouait au foot avec des balles de papiers bien scotchées. Tous les jeux de l'enfance, c'est merveilleux.



Jean-François (à droite), avec sa mère et son frère Daniel


SPK : Quel est votre premier souvenir de film ?

JFT : Mon premier souvenir de film, c'est celui où je vais seul. Il est deux heures moins le quart, ma mère me donne l'argent, il n'y a qu'une rue à traverser et je suis au ciné "Le Bataclan". C'était un film sur Napoléon, j'étais petit, je ne me souviens pas très bien. J'ai dû rester très longtemps car je voulais savoir comment ils faisaient, il y avait des batailles, les mecs tombaient puis se relevaient, etc. Et puis tout à coup, une lampe se braque sur moi, celle de l'ouvreuse. J'ai tout de suite compris que c'était pour moi. Ma mère était venue me chercher à la fermeture de la boutique, à huit heures le soir !! Elle avait demandé à la caisse s'il n'y avait pas un petit blondinet, depuis le début de l'après-midi !...
Mais l'événement qui m'a marqué, c'est vers 9-10 ans, quand je me suis retrouvé cloué au lit pour plusieurs mois.

La Rabouilleuse


JFT : Ça c'est passé juste au dernier trimestre de mon CM2, donc juste avant l'entrée en sixième. En plein dans un tournant, pour un gosse de cet âge.
J'avais des problèmes de rhumatismes articulaires, avec souffle au coeur. A l'époque, la TV était pratiquement inexistante. Alors je me suis mis à lire, ce fut une opportunité extraordinaire.
Le premier livre qui ne soit pas une BD ou un illustré que j'ai lu, c'était La Rabouilleuse de Balzac ! Mais n'allez pas croire que je l'ai choisi pour Balzac ! Non, vous rigolez. Je l'ai choisi parce que son titre me paraissait "intéressant", si vous voyez ce que je veux dire... Et à partir de là, j'ai avalé plein de bouquins, des choses bidon comme Doyle, Lupin. J'ai bien aimé Le Bossu, Les Trois Mousquetaires. D'autres, je les ai trouvé cons, ma libraire était très déçue.
Ce fut un tournant merveilleux, malgré ma grave maladie. Quand j'arrive au lycée, il y a déjà un truc, je ne suis déjà plus tout à fait un gosse de la rue...

Tarno au lycée


JFT : Quand en sixième on se tape la préhistoire, les Egyptiens, les Gaulois, j'en raffole et je lis tout les livres les concernant. Les profs étaient épatés.
En cinquième, je participe à la naissance d'un ciné-club, c'est important. Quand vous voyez M le Maudit et L'Ange bleu en cinquième, vous flippez !

SPK : Donc vous avez dirigé ce ciné-club ?

JFT : Non, bien sûr, j'ai participé à sa fondation et à sa gestion seulement. En cinquième, faut pas rêver quand même. Vous avez beau avoir des lunettes, une cravate et un gros cartable de la maroquinerie Tarnowski, faut quand même pas déconner, j'étais un "niard".

SPK : Tout ça c'est du monde des idées, mais les femmes, après le choc de la Rabouilleuse ?

JFT : En sixième, cinquième, quatrième, troisième, je dévore tout ce qui présente un intérêt hautement amoureux, voir franchement sexuel : Le Rouge et le Noir, Roméo et Juliette, voire même Sartre ! Oui ! Quand on me signale que dans un texte de Sartre, il y a un triangle poilu roux qui obsède terriblement le héros, je me tape le bouquin. Les impressions sont fortes, vous vous rendez compte !

Un élève épouvantable


JFT : Le deuxième tournant est en seconde, en français notamment. Je me souviens du dernier devoir en troisième : « Quel est votre héros favori ? » Bonsoir ! Et je choisi de faire un truc marrant, sur Bob Morane, je savais que personne ne le prendrait.

SPK : C'est le surnom de Robert Caplain, Bob Membrane...

JFT : Ah oui ?! (Rires). J'avais, figurez-vous, toute la collection des Bob Morane ! Et quand, l'année suivante, vous avez : « Comparez la pédagogie de Rabelais et de Montaigne », ça fait un monde.
Nous avions un prof de français qui nous disait : « Camus, ce n'est pas que L'Etranger » (que j'avais lu, of course, bien qu'il y ait peu de cul). Il nous disait encore : « Sartre, c'est aussi  "L'existentialisme est-il un humanisme ?" », etc. Et vous voila branché.
Cette année-là, il y a aussi le grand virage cinéphilique : je découvre Jules et Jim.

SPK : Nous avons donc raison de penser que toutes vos découvertes intellectuelles sont motivées par l'idée de sexe qu'elles véhiculent.

JFT : Evidemment mon cher ami, il est marrant celui-là ! (Rires) Que croyez-vous qui mène le monde ? Les idées, les femmes et pour moi le cinéma en plus.

SPK : Nous sommes bien d'accord !

JFT : Donc Jules et Jim, c'était en seconde, à 16 ans. Malgré l'interdiction aux moins de 18 ans, on ne m'a rien demandé, avec mon look cravate, lunettes, costard, j'avais l'air très sérieux...
Jules et Jim, ça m'a vraiment coupé le sifflet. Le lendemain, au café, je n'avais rien à dire... C'était beau... Quand on m'a demandé « Alors, c'était comment ? », je n'ai rien pu dire, moi d'habitude si prompt à épater intellectuellement les copines...
Dans la foulée, il y a les 400 Coups, tout ça étroitement lié à la vie, ce qui est très important.

SPK : Quelle sorte d'élève étiez-vous ?

JFT : J'ai été un élève épouvantable car très écouté, surtout en terminale. J'étais connu dans le lycée, parce que j'y étais depuis la sixième et que je trustais tous les prix...

SPK : Vous étiez, en somme, tout à fait exécrable.

JFT : Absolument !

SPK : Alors comme ça, vous rafliez tous les prix ?!

JFT : Oui. J'étais régulièrement sur les Tableaux d'honneurs, j'avais toujours ce qu'on appelait les Encouragements ou les Félicitations. Vous avez connu ça ?

SPK : Ah mais c'est nous qui posons les questions tout de même !

JFT : Ils n'ont rien eu des gratifications de la vie (rires). Remarquez, vous n'avez rien perdu, parce que ces gratifications ne sont intéressantes... que quand on les a.
J'ai eu du bol, j'en ai toujours eu au bahut, c'était redoutable pour le public de nature féminine...

SPK : Vous étiez épouvantable, dites-vous, vous pourriez en donner un exemple ?

JFT : Avec ma prof de physique, j'étais un jour à coté du crac de la classe, qui d'ailleurs a fini à l'Ena, et la prof venait de se planter dans sa démonstration. Alors il me dit : « Elle déconne, elle se plante, regarde ». Je regarde et je m'écrie : « Vous vous trompez, je vais rectifier ». Je vais au tableau, TAC HUM, CLIC, TAC HUM, CLAC !!! La HAINE !!! Dans la classe : « Tarno super prof ! », tambourinage monstrueux, la nénette s'emballe, le proviseur était à deux doigts de me jeter. Mon prof de philo à dû intervenir en ma faveur et puis, détail amusant qui a aussi joué en ma faveur, chaque année, à Noël, la maroquinerie Tarnowski fournissait le surveillant général en sacs...

SPK : On dit que vous étiez un grand travailleur au point de préférer rester à votre bureau quand Xerri et Touati sortaient faire les fous.

JFT : Je vois à quoi vous faites allusion. Alors que j'étais en fac, en plein été, j'ai écrit un long texte sur Casque d'or, en slip de bain, à mon bureau. Et puis j'écrivais tous volets fermés. Ils sont entrés et ils n'ont pas compris, je leur ai gueulé dessus : « Vous vous gâchez, il faut travailler, il faut qu'on réussisse, il faut écrire. Vous m'énervez avec vos fêtes, bordel ! » Ils sont ressortis de là complètement consternés.

Tarno et l'armée


SPK : Vous avez votre bac et vous allez à l'armée ?

JFT : Vous rigolez !

SPK : Comment ?! Vous n'avez pas été sous les drapeaux ?!

JFT : Je ne comprends pas les gens qui veulent faire leur service.
Moi, j'ai été réformé, grâce aux conseils d'un psy que je connaissais bien, qui était appelé comme médecin psychiatre pour les "trois jours".

Tarno à vingt ans


SPK : Et vos 20 ans ?

JFT : Grosso modo, de 15 à 25 ans ce sont des âges épouvantables. Vous connaissez la phrase de Nizan, quelque chose comme : "Quiconque me dit que 20 ans est le plus bel âge, je lui crache à la gueule". Ce sont des années ingrates, il y a des ajustements monstrueux à faire dans une vie. Moi, j'ai viré vers l'intellectualité, les idées, donc la sexualité comptait beaucoup.

SPK : Ah ! Expliquez nous ça !

JFT : Pour draguer, j'étais quand même un peu fou. D'accord, Xerri et Touati m'ont vu travailler en plein été alors qu'il n'y avait qu'une chose à faire : aller draguer à la piscine, pourtant ils n'ont pas fait le dixième des conneries que j'ai pu faire. Je pense au coup de King Kong à l'ORTF, ou au coup de la conférence à polytechnique, où je m'étais déguisé en petit homme vert...

SPK : C'est quoi l'histoire de King Kong ?

JFT : Un truc pour une super fille, "l'Ecureuil"... Sous prétexte de faire un article sur les effets spéciaux, pour Positif, j'ai mobilisé le magasin de costumes de l'ORTF et je me suis foutu dans le costume de King Kong, voyez la photo.

JFT en King Kong


SPK : Effectivement, c'est bien vous. Quel était le but de la manœuvre ?

JFT : C'était une façon d'expliquer à l'Ecureuil que le désir physique n'est pas monstrueux. Elle s'est fendue la pêche et les choses ont beaucoup progressé par la suite.
Nous sommes tous des King Kong quand nous ne sommes pas désirés. King Kong, c'est clair ! Vous croyez vous approcher d'elle à petits pas et lui dire très poliment : « Je désire boire une tasse de thé avec vous, mademoiselle ». Mais elle, elle entend « Braoum, Braoum !!! Je te veux !!! » (rires).

Rencontres - E.T.


SPK : Parlez-nous du choc Spielberg.

JFT : La découverte de Rencontres du troisième type à un moment de scoumoune amoureuse avec l'Ecureuil est très importante. J'avais à l'époque une DS blanche...

SPK : La célèbre DS blanche.

JFT : Exact. Après le film, je suis parti, à fond sur la route. Vous savez, une DS, ça décolle comme un vaisseau... je me suis fait un de ces trips... j'étais très triste... je me souviendrais toujours de ce film.
E.T. fut aussi très important, c'était juste après la mort de ma mère... E.T., c'est la mort qui égale la vie, quelque part, la libération.
Le double complètement mélancolique de Spielberg me libère du mien. Je ne connaissais pas encore le secret mélancolique, c'est venu après.

SPK : Ça fait longtemps que vous vous êtes découvert mélanco ?

JFT Le vécu du secret mélancolique est très ancien. Quoique fréquentant Claude, mon pote psy, ça n'a été conscient que récemment. Depuis, j'ai deux rayons de bouquins sur la mélancolie!...
Et ça sera mon premier livre : Hitchcock, Truffaut, Spielberg : le Secret mélancolique.

SPK : Que contiendra donc ce livre ?

JFT : Tout ! Freud, Shakespeare, les Grecs. Les Grecs c'est passionnant. Je vais évoquer les figures de la féminité dans la Grèce, les Grecs savent la mélancolie. Le vingtième siècle, de Playboy au gore, cache une imago monstrueuse. Playboy c'est l'équivalent de la statue grecque : on montre de beaux corps, de beaux sexes, car il faut exorciser l'imago maternelle épouvantable, le sexe dévorateur. Ce n'est pas un hasard si c'est aux USA que le phénomène est le plus fort : c'est une société qui est très profondément matriarcale, où les imagos maternelles doivent aller bon train. Les Grecs ont imposé les trois figurines de la féminité : la mère, l'épouse, la mort. Trois figurines qui se télescopent dans l'expérience enfantine, constituant un point aveugle... Mais là on arrête, sinon ça va durer des heures...

L'écrit, le combat, les idées


JFT : Je crois profondément à un renouveau, nécessaire, de la réflexion, il y a de vraies perspectives théoriques à faire. Je crois que la théorie, la réflexion, l'enseignement sont des choses importantes et que le cinéma actuel n'a pas une réflexion à la hauteur.
Moi, le seul choc que j'ai eu de ce point de vue, c'est tout môme au bahut, avec l'entretien Hitchcock - Truffaut. C'est un livre qu'il faut découvrir avant de s'intéresser au cinéma.

SPK : Il y a des gens qui disent qu'en France vous êtes seul contre tous.

JFT : Ah ! Ce n'est pas un mythe ; je ne sais pas comment c'est présenté, mais ce n'est pas un mythe. Ça, c'est une bonne question...

Tarno et Frenzy


Je vais vous raconter l'histoire, mais pour ça, il faut revenir en 74.
En 74, je publie un premier article dans Positif, sur Frenzy. C'est la première fois, en France, que l'on fait de l'analyse photogrammatique, ce qui me vaut une lettre de Truffaut, auquel je n'avais rien demandé.
L'attaché de presse d'Hitchcock m'a dit : « Je ne vous ai pas vu sur le tournage, où étiez-vous ? » Elle ne comprend pas, Odette Ferry, que sans être sur le plateau, j'ai tout vu ! Elle parvient à m'obtenir la permission d'avoir une copie de doublage et de pouvoir y prélever des photogrammes (une copie de doublage est une copie qui de toute façon finit au pilon). Je savais exactement ce que je voulais et la monteuse me dit : « C'est bientôt ? ». Je lui dis : « Attention, c'est là... ça, ça, ça... ».
Elle me dit : « Arrêtez ! », elle revient en arrière et coupe tout, pour me le donner !!! J'ai donc un tas de rouleaux de Frenzy, que je garde précieusement. Ce qui est marrant, c'est qu'en sortant des labos de Gennevilliers, avec mes boîtes de Frenzy, j'avais peur qu'on me les reprenne, qu'on me rattrape, en me disant qu'en définitive ce n'était pas possible. Alors je me suis mis à courir, j'étais content comme un pape. Et j'ai publié...

1976, la rupture


JFT : Puis il y a eu l'article anti-Metz que j'ai écrit pour Positif. Un article d'une violence inouïe, à l'encontre du ponte reconnu dans le monde entier : son bouquin Langage et cinéma est traduit en quinze langues. Et voilà qu'un petit bonhomme débarque et lui dit « Vous êtes un imposteur, vous ne connaissez rien au cinéma, votre système est empirique ».
Alors METZ arrive à un séminaire, pose le numéro de Positif et dit : « Je ne peux plus, je ne peux pas faire la séance de cours ».
Et il y a une pétition contre moi. Tous les metziens signent, sauf Michel Colin, qui maintenant a beaucoup de mal avec les metziens, Dadoun et Bellour ne signent pas non plus. Ils se rendent compte que c'est un article Rambo !
La pétition disait : « Positif, qui n'a jusqu'à présent montré qu'un faible intérêt pour la théorie du cinéma, se signale maintenant par la publication d'un article qui sous couvert de discussion théorique profère à l'encontre de Christian Metz (alors que ça faisait un paquet d'années que je m'intéressais uniquement à des problèmes théoriques) une succession d'insultes et d'attaques personnelles... » Je ne connaissais même pas ce mec !
Et la pétition arrive peu de temps après. Une trentaine de personnes, des facs, de l'Idhec, de l'Université de Montréal, du Wisconsin et des revues. De plus, Les Cahiers ont globalement approuvé en soulignant ceci : « qu'ils sont d'accord avec les termes de la lettre mais la trouve trop gentille ».

SPK : Depuis on vous a mis sur la touche ?

JFT : Je ne sais pas. Le fait est que c'est un truc qui a bloqué mon entrée en université puisque je devais avoir les vacations de Mitry qui partait à la retraite.
C'était une folie, mais je ne regrette rien car quand on a raison... Si j'étais un vrai parano, la carrière et le pouvoir seraient très importants pour moi, ce qui n'est pas le cas.
A partir de là, c'est la traversée du désert. Quand quelques années plus tard, je me plante avec l'Ecureuil, c'est très dur...
Après, dans la foulée, je suis allé à l'Esra (rires)...

SPK : Et si vous aviez écrit dans Les Cahiers ?

JFT : Je pense qu'ils auraient censuré l'article... Peut-être que non... Metz aurait peut être réagit autrement... Tout s'est passé en sous-main et ça continue... Je suis effectivement leur bête noire.

SPK : Vous nous parliez tout à l'heure de l'Espagne, nous aimerions savoir de quoi il retourne.

Tarno, el conquistador de España


JFT : L'Espagne - ça, c'est drôle - est un terrain de combat où je vais régulièrement frapper. En 84, j'ai été écrabouiller tout ce qu'il y avait de sémiologique là-bas. Ce n'était pas le gratin, quoique Casetti soit maintenant considéré par Metz comme le théoricien number one de l'énonciation...
Si je publie un bouquin, un bouquin de théorie musclé, il est évident que tout ça ressortira et que je ferai mousser les choses, vous comprenez bien. Michel Marie dit dans une lettre : « Pour ce qui me concerne personnellement, je considère ce personnage [Tarno] comme paranoïaque ». Vous imaginez le procédé ! En 76, en France ! Faire une pétition contre un intellectuel, de manière souterraine, qui va le mettre au banc de tout ce que l'on a d'institution. C'est une bastonnade à la Molière, où un aristocrate se fait moquer par des manants et on le bastonne incognito. Ces gens se sont déconsidérés, ils le savent.
Donc, ce n'est pas du tout une légende, la liste est là, les noms sont là.

SPK : Pourquoi soignez vous autant l'Espagne ?

JFT : Pas seulement parce qu'il y a de belle nanas ou parce que je passe des vacances à l'œil, rassurez-vous !
Tenez voici le livre Hitchcock : Frenesi / Psicosis par J.-F. Tarnowski.



SPK : Il y a donc un livre de JFT !

JFT : Oui, c'est un best-seller là-bas ! (rires).

SPK : On croyait que ça n'existait pas les livres de Tarno.

JFT : C'était pour les besoins de la cause. J.M. Company a fait une préface qui mouille tout le monde (Company est le plus grand critique et théoricien espagnol). Les signataires balisent que ce soit publié en France.
En 78, sort donc ce petit livre. Alors que, six mois avant, Metz y allait pour un séminaire (article Encuentro con Christian Metz) et moi j'arrive avec mon livre et je fais une conférence tabac, le gratin est là, venu de Madrid, de Barcelone. Certains sortent outrés, mais j'obtiens dans les journaux des articles aussi importants que ceux concernant Metz (article Polemica conferencia de Tarnowski). Ce fut très important pour moi, c'est un moment qui compte beaucoup dans ma petite vie. Ça me donne de l'espoir pour plus tard... et regardez cet article, Tarno contre Metz (article Guerra entre teoricos).
Puis j'y suis venu en 84, pour un symposium international de théorie à Valence, c'est là qu'il y a eu la guerre avec Casetti. Pendant ma conférence, tout y est passé. En deux heures, j'ai traité de la théorie de la dramaticité, j'ai parlé du western, du polar, de King Kong. L'amphi était mort, un putain de trip pas possible. La presse était partagée, la presse grand public a parlé de show man, la presse spécialisée de théoricien d'avant-garde (articles Il simposio de teoria del espectaculo, Tarnowski en Valencia et Valencia, capital de l'analisi textual).

SPK : En fait, vous êtes plus connu en Espagne qu'en France ?

JFT : Vous savez, on est, en fait, jamais connu en tant que théoricien, mais l'histoire de 76 continue toujours. En 84, Casetti était un envoyé de Metz.

SPK : Alors quand le livre va sortir, il va faire mal.

JFT : Je ne sais pas, je n'ai pas envie d'en parler, j'ai envie de publier et de tourner.
 
SPK : Vous avez un long métrage en vue ?!

JFT : Ça, faut pas le dire, faut le faire. Il y a un truc qui a avorté sur un sujet appelé Ce monstre aux yeux gris, c'était un projet trop gros pour un premier film. Dans le cinéma français, les gens qui disent "Je tourne", ne tournent pas. Alors faisons et ne parlons pas.

De la théorie à la pratique


SPK : Est-ce facile pour un théoricien de passer à la pratique, au film ?

JFT : Complètement ! Ce serait tout de même un paradoxe que je sois à coté de la plaque sur un tournage. Si je fais des trucs pas bons, je le sais moi-même, ce n'est pas une erreur de la réflexion théorique. Là, je crois qu'il y a un malentendu, la théorie n'existe pas. La théorie que je pratique, c'est la pratique même de l'art du cinéma. Quand Hitchcock découpe, il fait ce que nous faisons en classe, ce sont les sémiologues qui accréditent la légende selon laquelle la théorie est abstraite et coupée de la pratique, pas moi.

SPK : Des gens comme Metz ?

JFT : Oui, tout à fait. Ce sont eux qui disent que la théorie est inapplicable parce que leur théorie n'est pas celle de la connaissance vraie du phénomène, de la réalité que sont les coupes, les variations de grosseurs, etc.
Si on dit théorie, je refuse que ce soit une abstraction coupée du réel. Mais là, il faudrait faire de l'épistémologie, une chose qui manque terriblement. Le propre de la scientificité est d'être, par nature, abstraite et conceptuelle et pourtant de dire la vérité concrète, réelle et profonde des choses.
Une connaissance authentiquement rigoureuse est un mélange incroyable d'abstraction et de réalité. C'est un énoncé, mais qui dit le vrai contre le vécu empirique. Exemple : la terre est fixe, nous vivons ça, nous le disons. Pour dire le vrai, il faut pourtant dire que la Terre se déplace à 40 000 km en 24 heures. Donc, nous faisons du 2 000 km/h environ, en ce moment ! Ceci est un énoncé complètement abstrait puisqu'il ne correspond pas au vécu. La connaissance scientifique est un mélange terriblement dialectique. La réalité des choses, nous ne la vivons que déplacée empiriquement par nos perceptions.
Metz et les sémiologues, quand ils nous disent que la théorie est par principe inapplicable, scientifiquement parlant, c'est impossible, c'est faux.
 
SPK : Vous faites de la théorie et de la pratique ?!

JFT : Je fais les deux. Une chose est l'émotion, une chose est la théorie. Je suis aussi susceptible d'être émotif que tout le monde !

SPK : Parlez nous de votre envie de tourner.

JFT : Tourner est pour moi une finalité. Je n'ai pas fait l'Idhec mais la fac. J'ai eu du mal à m'avouer que j'avais envie de tourner en tant que réalisateur, c'est venu doucement en faisant l'acteur sur des tournages de potes, à l'Idhec, en conseillant des trucs.

SPK : Vous étiez acteur et conseilleur de trucs ?

JFT : Il cherche la bagarre ! Il y avait à l'Idhec un groupe de sept potes, le groupe "Blanche Neige" !

Le groupe Blanche Neige


JFT : J'étais le huitième, peut-être Blanche Neige ! (rires). Eh bien, après avoir vu Vertigo au ciné, on a comparé ce qu'on avait vu, et sans prétention, j'en avais vu beaucoup plus qu'eux.

SPK : Qu'est devenu le groupe Blanche Neige ?

SPK : Mon principal pote est devenu réalisateur TV. Les autres, ceux qui à l'époque voulaient faire des films, n'en ont pas fait : l'un est libraire, l'autre est clodo au Pérou, etc. Et moi qui n'y pensait même pas, peut-être que...
Je crois que les gens qui veulent faire du cinéma sont trop impatients, c'est une erreur, il faut mûrir, trouver son sujet, son projet. Les gens foncent comme des bêtes et font des films qui ne correspondent à rien. Les gens ont plus envie d'être des "metteurs" que des metteurs en scène. Qu'ils résolvent leurs problèmes d'abord.

SPK : Il y a encore une légende qui...

JFT : Décidément, elles ont la vie dure !

SPK : C'est un fait, mais on prétend que vous auriez écrit un scénario pour...

JFT : Pour ?!!!

SPK : Pour Polanski !

Tarno et Polanski


JFT : Non, ce qui est vrai avec Polanski, c'est qu'il a entendu parler du projet Ce monstre aux yeux gris par Jean Claude Fleury, producteur, et qu'il était très intéressé. Mais il n'a jamais été question de lâcher ce projet. Ce sera Claude OU moi qui le réalisera.

SPK : Vous êtes quand même un peu maso d'attendre, non ?

JFT : Ma trilogie tourner - écrire - enseigner est pour l'instant à l'envers ! J'enseigne trop, j'écris peu, je ne tourne plus. Mais le problème n'est pas de faire un film, mais deux, trois et au-delà. C'est bien joli d'en faire un et puis plus rien !

Tarno et ses dadas


SPK : Mis à part les femmes, le cinéma et les idées, quels sont vos petits plaisirs ?

JFT : La musique est un trois bis dans le triangle que vous citez. J'adore notamment les musiques de film : Morricone, Jarre père, Sarde, Delerue. Le classique évidemment. Chopin, car j'en ai beaucoup joué, ainsi que du piano jazz.
Quand il y avait un piano à l'Esra, il y a un élève qui a commencé à jouer la Polonaise héroïque de Chopin. Ce n'est pas qu'il était mauvais techniquement, mais il jouait ça mièvre. Il faut que ça canonne, que ça crache ! On dit que les mélancoliques sont mièvres et tristes, non, ils sont violents aussi, bon dieu !
Très souvent, on remarque chez les mélancos un coté uniquement dépressif, ils ont un truc dans la tronche. Truffaut est mort d'une tumeur au cerveau, c'était un grand mélancolique !
Quand on nie la pulsion de mort, quand on nie la violence, que l'on ne veut pas la violence, que l'on ne veut pas qu'elle passe, elle travaille toute seule. Il faut travailler à lier l'angoisse, à l'exorciser, à ne pas la laisser souterraine. Il faut nommer son angoisse. Chopin, c'était un violent et pour revenir à cet élève, son interprétation était à mourir de rire (rires).
Il y a le jazz aussi qui compte beaucoup; on n'est d'ailleurs pas loin du Petit Journal bis; soit dit en passant, c'est juste en face de chez notre directeur bien aimé. Il y a aussi le Petit Opportun, c'est tout bon quoi !
J'aime bien la pop, les Beatles, Pink Floyd, les Stones, au-delà, les grands géants, ce sont Cat Stevens, le groupe Supertramp, Elton John et j'en oublie. J'aime beaucoup Suzanne Vega en ce moment. J'aime beaucoup les voix féminines (rires), j'adore, autant le dire !...
 

Tarno et la BD


SPK : Ça vous arrive de lire des BD ?

JFT : Quand je fais l'expérience de la relecture d'une BD, c'est purement infantile. Je suis toujours dans un contexte de régression totale, en week-end, en vacances, dans des campagnes isolées. Là, il me faut des BD avant de me coucher, c'est le trip !

SPK : Vous n'avez jamais établi de comparaison entre le découpage BD et le découpage ciné ?

JFT : Non, je crois que la BD se sert du cinéma, mais que le cinéma ne peut s'en servir. Le savoir de la BD n'apporte rien.

Le karaté et Tarno


SPK : Vous avez fait beaucoup de karaté ?

JFT : Sept-huit ans. J'avais un très bon prof, Mochizuki. Son premier cours démontrait que ce qui cogne c'est le carré, on ne donne pas des coups tordus, on frappe droit à l'impact.

SPK : Mais vous me faites mal !!!!......... Heu, ça vous est déjà arrivé de vous battre ?

JFT : Oui, mais ça c'est une autre histoire ! Encore que dans le secondaire où j'étais, il y a longtemps, j'ai quand même cassé un tableau...

SPK : Un tableau, allons bon. Mais, comment dire... avec la main ?!

JFT : Avec le poing, le carré !!!

SPK : Aïe !!! Oummmpfff !... Oui... je comprends bien... avec le carré !

JFT : C'est tout bête !

SPK : Et si nous abordions l'Esra, pour se détendre un peu.

Tarno et l'Esra


JFT : Je ne suis que prof à l'Esra et là il y a un grand malentendu peut être. On n'en a pas parlé ! Ça donne beaucoup de révoltes, d'incompréhensions, de difficultés. C'est-à-dire que j'ai mis beaucoup de temps à apprendre ce que je sais, donc il n'est pas question, à l'Esra, d'être un copain qui discutaille, qui vous caresse dans le sens du poil. Ça ne sert à rien, ce serait criminel concernant le cinéma.
« T'es le meilleur, je suis le meilleur, on est les meilleurs ! » : c'est un discours ridicule. Les oeuvres fortes sont écrasantes et il faut communiquer cet écrasement. Tienne qui pourra, tiennent ceux qui peuvent.

SPK : Vous le faites un peu exprès d'écrabouiller les élèves !

JFT : Parce que les grands films m'écrasent aussi et que je crois que l'on gagne à se faire cogner la tronche.

SPK : Pourquoi semblez-vous dire que ce n'est pas compris à l'Esra ?

JFT : Ce n'est pas forcément compris tout de suite et certains ne le comprendront jamais.
Je tiens à dire, quand même, que je suis très responsable de ce que je fais. Rien n'est plus facile que de cogner intellectuellement sur un élève. A 20 ans, je l'ai été comme vous, on est un étron plein de mystère. On n'est pas grand chose, il est évident que c'est dur de se sentir très transparent au regard, non pas d'autres individus, mais de soi-même ! Il est évident que vous êtes confrontés à votre propre fragilité adolescente, c'est un âge épouvantable, difficile. On peut nier ce qu'on veut, on peut se dire balaise, mais c'est du vent.
Vous savez, quand on a 18-20 ans, on s'enveloppe de mystère. On n'est pas grand chose, il est évident que c'est insupportable. On est "plein", mais de quoi ? D'affect, d'enthousiasme. On est un mélange atroce d'enfant et d'adulte. On se tape la sexualité alors qu'on a encore les affects d'un enfant. Je ne dis pas qu'on est un être vide, mais on est plein d'irraisonné. « Non, vous ne me connaissez pas », disent ceux qui se ferment. Les élèves devraient comprendre qu'on a plus intérêt à s'ouvrir totalement pour bien évoluer.

SPK : Faisons-nous les avocats du diable jusqu'au bout ! Certains trouvent quand même votre attitude inamicale, voire blessante.

JFT : D'abord répétons : j'ai à être votre prof, pas votre pote. Ça, Je le laisse à ceux qui se sentent l'irresponsabilité pédagogique de le pratiquer.
Ensuite, disons qu'il est sûr, en effet, que lorsqu'un élève joue devant moi les "mystères poétiques vivants", ça me fait franchement rigoler. Parce que d'être un étron adolescent plein de faux mystères, je l'ai été, et ça, je sais ce que c'est ! Donc, le coup du "je suis un mystère poétique vivant", ça me fait rigoler !
Maintenant, ceci étant posé, je ne crois être blessant ni dans l'esprit, ni dans la lettre.

- Dans l'esprit :
J'espère que vous savez que, dans tout apprentissage authentique (de soi-même, d'un art ou d'une science), il y a un moment négatif : celui, général, du renoncement au narcissisme originaire. Moment que, dans l'Œdipe, on appelle la castration et dans la cure analytique, la perte des défenses. Alors est-ce qu'avec vous c'est le moment "blessant" ?...
Quoi qu'il en soit, dans tous les cas, (maîtrise de soi, maîtrise d'un art, maîtrise d'une science), ce moment négatif s'accompagne d'un moment positif : celui de l'intériorisation de la loi et de l'ordre du symbolique (propre à chaque art, science ou société). Cet ordre, présentement, c'est celui d'un art immensément riche et puissant, et dont il importe, pour tous les métiers de l'audiovisuel, d'éprouver la rigueur. "Eprouver" : c'est éprouvant en effet. Pour tout le monde. Ça l'est pour les élèves, comme cela a pu l'être pour moi. Nul n'y échappe. Si ce n'est au rejet de cette rigueur que je ne fais que communiquer...

- Dans la lettre :
Que mon cours ait donc un ton bien à lui, c'est certain et je le revendique. Ce ton, c'est celui de la rigueur sans concession, ni complaisance. Sans quoi, et pour les raisons déjà indiquées, les élèves s'imaginent être tout autre chose que ce qu'ils sont : ils se croient déjà grands et formés alors qu'ils ont à grandir et à se former.

Résumons-nous : face aux "mystères poétiques vivants" que vous êtes, mon cours est celui de la rigueur et de la vigueur, toujours incisives et parfois virulentes.
Mais toujours dans les limites de ce que je sais être :
1/ la lettre de la maîtrise du langage,
2/ l'esprit de "jusqu'où l'on ne doit pas aller trop loin", comme disait Cocteau.
J'ajoute pour finir : ce dont il s'agit dans mon cours, ce n'est pas d'apprendre une quelconque technique, mais de prendre la mesure de tout un art avec ce que cela implique de résonances humaines, puissantes et riches.
Être incontestable, quand on enseigne une matière technique, ça me paraît facile et facile à faire accepter.
Mais être incontestable quand on enseigne un art, c'est fichtrement difficile. Et je crois y arriver, n'en déplaise justement à certains, plus aptes à s'en laisser compter en technique pure qu'en résonances humaines, où chacun se croit - à tort - bien placé pour parler. Plier sur la forme, ça va. Plier sur la forme et le fond, c'est, pour certains, moins évident.
Mais tant que nous aurons cela à l'Esra, elle sera autre chose qu'une simple école de techniciens et ça sera bien. La technique n'étant qu'un instrument, n'ayant pas sa propre finalité, la grande classe, c'est ce à quoi, grâce à la technique, on embraye aussi et surtout de richesse humaine profonde.

En conclusion


SPK : En attendant que vos livres sortent et que de nombreux petits tarnowskiens dans l'âme naissent, que peut-on bien vous souhaiter ? De vivre heureux et d'avoir beaucoup d'enfants ???!!!

JFT : Pourquoi pas !...

SPK : C'est vrai qu'il semble, alors que dans nombre de secteurs vous semblez vouloir prendre de l'avance, qu'en ce domaine, vous accumuliez un certain retard. Même vos amis s'y sont mis !

JFT : C'est un problème de destin personnel. J'en aurai certainement plus tard, j'en vois trop qui ne bougent plus. Un enfant, ça narcissise tellement...
Et puis, vous savez, le petit père Chaplin en a eu un à 75 ans (rires)...


Propos recueillis par David Brel et Sébastien Gautheron
Photos : Frédéric Desmesure

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