- Planète
Tarno
- Note
d'intention, par JFT
- La
terminologie conceptuelle de JFT
Planète
Tarno
Dans son approche théorique du cinéma,
Jean-François Tarnowski était
véritablement sur
une autre planète : la sienne. Un monde où la
couleur se
conjugue avec le noir et blanc, plein de continents à
explorer
et de coins de rêve à découvrir.
Il en a donné une synthèse percutante en trois
points :
- le cinéma est un art,
- c’est un art dramatique,
- c’est un art dramatique du traitement de mise en
scène.
Cette synthèse est aussi un commencement. Un
thème
qu’il a sans cesse développé sa vie
durant, avec ce mélange de rigueur et de
fougue qui le caractérisait.
Les extraits qui suivent en sont le prolongement. Ils sont
tirés d’une Note d’intention
qu’il avait rédigé en introduction
à son grand projet d’ouvrage intitulé :
Pour une
théorie esthétique générale
de l’art cinématographique.
Ce texte, nous l’avons non pas réécrit,
mais
recomposé. Nous en avons extrait les passages les plus
significatifs et les avons réassemblés. En
restant aussi
fidèle que possible à l’esprit et
à la
lettre du document original.
Il présente les principales
thèses de
Jean-François Tarnowski sur le cinéma ainsi que
son point
de vue sur la théorie. Outre les coupures, certains passages
en caractères gras ont été
ajoutés et d'autres supprimés.
Au fil des années, la terminologie
conceptuelle
de JFT a évolué. Pour
illustrer cette évolution, nous avons reproduit, en bas de
page,
l’une de ses toutes dernières notes de cours de
l’année 2005. C’est un document
manuscrit
exceptionnel, écrit au stylo rouge. Emouvant pour ceux qui
connaissent son écriture, que l'on découvre ici
plus
heurtée et moins liée mais toujours aussi
appliquée qu’auparavant.
Enfin, nous avons indiqué l’origine du concept
de "retournement" - devenu ensuite
"rétroversivité" - qui
joue un rôle de premier plan dans l’approche
théorique de Jean-François Tarnowski.
Note
d'intention, par JFT
L'art du
cinéma,
c'est l'utilisation de la technique, c'est-à-dire sa
récupération, sa transformation à des
fins
expressives au sein même de l'œuvre. J'appelle ce
mouvement
le retournement
d'intégration.
L'art du cinéma commence là où
s'arrête sa
technique. La technique s'arrête au cut qui marque les
limites du
plan, à l'intérieur desquelles elle est donc, en
un sens,
totalement circonscrite. La technique, cela consiste même
à ne produire que des plans, selon différentes
déterminations.
[...]
Un film, c'est une suite de plans avec des différences techniques, mais
aussi non techniques
: des acteurs, avec un physique,
des cheveux, une voix, des vêtements, des accessoires, un
décor, etc.
Tout ce qui entre dans un film doit y être
utilisé,
intégré, retourné. Les cheveux de
l'actrice Simone
Signoret sont le "casque d'or" du personnage de Marie. Sa voix, celle
d'une femme résolue et gouailleuse. Son physique, celle
d'une
belle plante grasse ne crachant pas sur le fromage, comme disait
Truffaut. Etc.
[...]
Affirmer que le
cinéma est un art,
c'est donc affirmer qu'au niveau du film achevé, sont
"invisibles" les traces de sa mise en œuvre technique et non
technique. "Invisibles"
parce que constitutivement utilisées,
et non parce que secondairement ou accessoirement effacées.
Le
retournement d'intégration définit
l'élaboration
même de l'œuvre et non un quelconque polissage qui
lui
serait extérieur et ultérieur.
Le traitement est "invisibilisé" parce que la
finalité ultime de l'œuvre est l'émotion dramatique.
Le polissage de fond - et non de surface - du film, est ce qui permet
justement une complète pénétration de
l'œuvre dans le public : tout doit concourir à
favoriser
la participation affective du spectateur. Rien ne doit l'accrocher, le
bloquer, le rebuter.
[...]
A quoi "marchent" les films ? Qu'est-ce qui les fait avancer et qui
entraîne aussi le spectateur, qui l'accroche dans le
mouvement du
film ?
Réponse : l'intensité dramatique.
[...]
L'intensité
dramatique est le principe de base de la motricité filmique.
De quoi procède-t-elle ? Essentiellement de deux termes :
les
personnages et les situations. Mais attention, si
l'intensité
dramatique procède de ces deux termes, elle n'est pourtant
ni
l'une, ni l'autre. L'intensité dramatique est en
réalité la résultante psycho-affective
du rapport
personnage/situation, c'est-à-dire
l'action/rétroaction
émotionnelle de la mise en situation des personnages.
[...]
L'intensité dramatique est ainsi un principe relationnel
d'implication du spectateur et ne requiert donc pas le
présupposé discutable d'une identification ponctuelle et terme
à terme du spectateur au personnage. Dans Esthétique et
psychologie du cinéma,
Mitry discute très sérieusement la question de
savoir si
un spectateur-homme peut s'identifier à un
personnage-femme...
Moi, je le peux ! Comme je le peux avec des tas de
bébêtes
extraterrestres ou autres ! Parce que c'est aux affects que je
coïncide : espoir, peur, joie, douleur, etc. La
catégorie
de personnage ainsi relationalisée étant
susceptible
d'être très richement étendue.
Ainsi définie, la dramaticité renvoie bien
à l'étymologie du mot. Drama, en grec : ce
qui concerne l'acteur en
action.
[...]
Mais il y a différentes visées
émotionnelles, différentes finalités
dramatiques.
Et ceci explique donc qu'il y ait en dernière instance
différentes stratégies de traitement de mise en
scène, toutes étant cependant
conformes au principe général et premier de
l'intégration retournée.
[...]
Mais laissons cela pour l'instant, car il importe de s'attaquer
à un malentendu de notre titre, celui lié au mot
de théorie.
Ce mot a, en effet, la plus mauvaise presse qui soit dans le domaine du
cinéma : il fait fuir comme la peste et ne suscite quasiment
que
du refus ! Qu'il s'agisse de simples critiques ou d'études
plus
fouillées, on n'en finirait plus de recenser les clauses de
style marquant la volonté de rester "à distance
de toute
théorie ambitieuse".
Le malaise est complet lorsque, dans l'autre sens, certains - donnant
ainsi raison aux précédents - se disent adeptes
de la
"théorie pure", qu'ils déclarent "totalement
inapplicable" à l'analyse concrète, parce que
limitée à des principes inopérants
dans le
détail...
On croît rêver !
[...]
Alors ? Alors, il va de soi que ceux qui prétendent
à la
rigueur dans leur approche du cinéma en se disant soit
"théoricien pur" (Ch. Metz), soit "analyste du concret" (R.
Bellour), sont les uns et les autres à mille lieues de la scientificité
réelle. Dussions-nous être jugé
incommodant
à vouloir absolument mettre les points sur les i, nous
rappellerons [...] quelques vérités concernant la
scientificité, dont nous pensons justement qu'elles
œuvrent aussi notre ouvrage.
Ce rappel se fera à la lumière de l'épistémologie
et de l'histoire des sciences désignées par les
œuvres de Bachelard, Cavaillès, Canguilhem et
Koyré. Il sera centré sur deux
idées-clés
et leurs conséquences. Attention, ces idées
paraissent
forcément déroutantes au premier abord [...].
Elles sont,
au sens exact, "paradoxales" (à contre-courant de l'opinion
commune) et "dialectiques" (faites de l'unité de termes
ordinairement conflictuels) :
- La rigueur scientifique est à la fois
générale et pourtant finement explicative dans le
détail.
- En même temps qu'un ordre de
nécessaire
généralité, l'abstraction
théorique
désigne le réel le plus absolument concret d'un
phénomène.
Inutile d'aller chercher loin : la Terre se vit, se ressent (et par
conséquent se conçoit empiriquement) comme
immobile. Pour
être dans le vrai de ce qui se passe dans la
réalité, la scientificité requiert au
contraire de
la penser en mouvement.
[...]
Comment comprendre tout ceci, s'agissant de la réflexion ici
proposée sur le cinéma ?
En reléguant d'abord aux oubliettes le dualisme
aristotélicien des ouvrages généraux
sans analyse
d'exemple (du type Langage
et cinéma) et les études
concrètes sans valeur générale (du
type L'Analyse
du film). On trouvera ici autant d'études de cas
particuliers que de principes généraux.
Non pas les uns à côté des autres, mais
- si l'on
nous a bien suivi - les uns dans les autres. Etudes dont on
espère qu'elles approcheront effectivement une
réalité de la pratique
artistique du cinéma, plus profonde que ne le
soupçonne le sens commun.
[...]
« Tout se tient quand tout est construit », disait
Bachelard.
Et ceci explique, en définitive, pourquoi nous revendiquons,
sous le titre de Théorie
générale de l'art
cinématographique, un ouvrage à la
fois étendu
et fortement lié.
[...]
C'est simple.
1) Lorsqu'on fixe, sous la forme d'un schéma matriciel,
l'analyse d'un raccord-mouvement
chez Truffaut, il vaut aussi, bien sûr, chez Hitchcock et
chez d'autres encore. C'est-à-dire chez tous (effet de généralité).
Cette analyse vise par ailleurs la réalité la
plus
"authentique" de la pratique de Truffaut ou d'Hitchcock, celle que ne
"voit" pas le spectateur qui la ressent et la vit
différemment,
c'est-à-dire dramatiquement (effet de réalité).
Mais le plus étonnant est que ce schéma matriciel
du raccord-mouvement vaut aussi pour les autres solutions-raccords.
Mieux, moyennant de légers ajustements, il permet
même de comprendre ses deux formes inverses
: le découpage sans solution-raccord et les transgressions
des
règles. Et pour finir, il permet, toujours sous
réserve
d'un petit ajustement, de rendre compte de sa forme
résolument antagoniste
: le non-découpage.
2). Et pareillement concernant la dramaticité
: que tout film soit "dramatique" s'entend initialement dans deux
directions différentes. Tout film est d'abord dramatique en
ce
sens qu'il est soit mélodramatique, soit classiquement
dramatique, soit anti-dramatique. Mais un film est aussi "dramatique"
en ce sens qu'il est soit un film de dramaticité
psychologique
pure, soit un western, soit un film policier, etc.
[...]
Si par exemple on a pu douter que le western
fût un genre dramatique (et non "historique"), que dira-t-on
en
constatant que celui-ci, à l'instar du film de
dramaticité psychologique pure, a été
parcouru par
les quatre modes de traitement de l'intensité dramatique et
a
bouclé ainsi une première phase
complète de son
devenir.
3) Quant au croisement des deux perspectives
précédentes,
il représente une sorte d'apogée
démonstrative
dans l'ensemble final, avec les différentes logiques du traitement de mise en
scène.
On y verra notamment que le concept de retournement s'applique
à
tous les modes de traitement, y compris à celui qui
anti-centre
le plus l'émotion : le traitement dramatique "moderne". Ce
traitement est même celui qui s'y plie le plus, celui qui
manifeste le mieux l'efficacité "invisible" du traitement
dans
la transgression systématique d'un maximum de
règles.
Ce surcroît de traitement ne donne pas une émotion
plus
forte que dans le classicisme, mais une émotion plus fine,
bizarrement plus vivace en étant
"anesthésiée"
(confirmation du concept
d'anti-dramaticité).
« Jamais la géométrie n'a
été aussi
solide que depuis les géométries non-euclidiennes
», disait Bachelard. On est tenté de dire : jamais
la loi
du retournement d'intégration n'a été
aussi solide
qu'avec les "paradoxalités" du découpage
anti-dramatique. [...] Quelque chose d'inouï s'y
joue, en effet (cf. le début de L'Eclipse).
Et pour finir, ceci amènera tout bonnement un conseil de lecture.
S'il faut à la théorie le temps du
nécessaire
mouvement de sa démonstration, qu'on prenne le temps de
réfléchir sur celui-ci à loisir. Qu'on
se
méfie, dans un sens ou dans un autre, des lectures
hâtives, de celles qui s'enthousiasment ou critiquent trop
promptement et croient avoir tout compris en étant souvent
passé à côté de l'essentiel.
Quant à ceux qui, à l'inverse, ne seraient ni
très
vite convaincus, ni très vite furieux, mais très
vite
déçus de ne pas trouver là quelques
intuitions
fulgurantes, libérant du souci d'un travail de lecture,
à
ceux-là nous dirons qu'ils confondent la patience du concept
et
l'impatience mystique. Nous avons fait œuvre ici de rationalité
et de rigueur.
L'intérêt, c'est que lorsque la
rationalité tient
"tout", en une véritable théorie
générale,
elle tient bon. Et jusqu'au bout.
Or s'agissant d'un art, c'est-à-dire d'un objet
d'étude
gorgé d'émotions et de résonances
humaines les
plus riches, on conviendra qu'il puisse être infiniment
précieux de comprendre.
La
terminologie conceptuelle de JFT
Jean-François Tarnowski a toujours attaché une
grande
importance à la terminologie qu'il employait. La
précision du langage était pour lui indissociable
d'une
pensée rigoureuse.
Dès son premier grand article, publié en 1971
dans Les Temps modernes,
il mentionne ce qui deviendra son concept-clé : celui de retournement.
Dans une note en bas de page, il en précise l'origine : un
énoncé d'Alain Badiou, philosophe
marxiste-léniniste, disciple de Louis Althusser et qui fut
également l'un de ses professeurs en faculté.
L'essentiel de cet énoncé tient en deux phrases :
« Il faut concevoir le processus esthétique non
comme
redoublement, mais comme retournement. Si l'idéologie
produit le
reflet imaginaire de la réalité, l'effet
esthétique produit en retour l'idéologie comme
réalité imaginaire ».
A la lumière d'une telle assertion, on mesure mieux le
chemin
parcouru par Jean-François Tarnowski qui, dans les extraits
ci-dessus, parle de "retournement
d'intégration"
et montre comment ce processus "invisibilise" les
éléments techniques et non techniques mis en
œuvre
dans un film.
Au fil des années, sa terminologie a
évolué. Les
déterminations non-techniques sont ainsi devenues
co-techniques
et le retournement (d'intégration) a fait place à
la
rétroversivité (d'invisibilisation).
Dans ses dernières notes manuscrites de plan de cours, il
présente cette terminologie conceptuelle
dans sa version ultime, avec des termes dont il est l'inventeur :
- rétroversivité,
formé à partir du latin rétro / vertere,
- synchronismes
de mise en scène (et non uniquement de
mouvement),
- dramaticité
(et non dramaturgie),
- surdécoupage.
Dans la page reproduite ici, on le voit également pour ainsi
dire à l'œuvre dans son travail. Par
exemple, le
titre originel « Mon vocabulaire » a
été
passé au liquide correcteur blanc et remplacé par
«
(Ma) Terminologie conceptuelle ».
Cette page et les suivantes, qu'il avait soigneusement
agrafées,
nous sont infiniment précieuses. Elles constituent le
dernier
témoignage qu'il nous a laissé sur le plan
théorique.
Photos
réalisées par :
Tamara Kocheleff,
Natacha Noirclère, Christian Tonnellier
École
nationale de la photographie d'Arles, novembre 1985
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